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LE PACTE DU PARTAGE

 

La circoncision est un acte central dans le Judaïsme, qui est entouré d’un très grand respect, même dans les milieux les moins pratiquants. Il me semble donc approprié de suggérer des paradigmes possibles pour montrer les raisons spirituelles et symboliques de cet acte. Il serait à mon avis problématique de dire que la circoncision a une signification bien précise dans le Judaïsme, qui n’aime pas la pensée unique. La circoncision se prête donc à des lectures diverses et variées, je ne vais qu’en citer une petite partie et de façon très concise, afin d’ esquisser la richesse de réflexion qui accompagne un rite aussi profondément encré dans la culture et dans la vie juive.

 

Le nom

 

Le nom hébreu de la circoncision est Bérit Mila, l’alliance de la coupure, ou de la parole. Le mot Bérit dérive d’une racine hébraïque qui signifie aussi « couper, retrancher », et cela vient du fait que les alliances anciennes étaient souvent scellées par le partage d’une tablette ou d’un objet, dont les deux parties qui contractaient le pacte conservaient chacune une moitié, par laquelle elles pouvaient prouver d’avoir souscrit l’alliance en objet. Mila par contre signifie aussi bien « mot, parole » que « coupure ». L’idée est que, comme la parole exprime le monde intérieur de celui qui l’utilise, la Mila devrait mettre à nu la dimension spirituelle de l’individu. Mais, en allant plus loin, cela vient aussi du fait que l’ensemble de graphèmes que nous appelons « parole », résulte en hébreu antique du « découpage » en petite sections d’un texte originellement sans coupures, qui demande d’être sectionné afin d’acquérir un sens compréhensible. La coupure de ce texte devient donc le mot, la parole.

 

Le contexte antique

 

Pour mieux comprendre le poids de la circoncision dans le Judaïsme il est utile de réaliser le contexte social et historique dans lequel ce rite s’est développé.

Dans le monde antique, la circoncision était largement pratiquée par les égyptiens et par d’autres populations, mais elle était méprisée par les Grecs et les Romains, dont les sculptures montrent souvent le pénis avec un prépuce bien ciselé, sauf dans le cas de satyres et barbares. L’importance du prépuce, et notamment d’un prépuce abondant, était telle que les artistes en général faisaient attention à représenter des prépuces qui étaient abondamment plus longs que le membre, de façon pas naturelle, et cela même quand le membre masculin était montré en érection. C’est probablement pour cette raison que les athlètes grecques portaient un Kinodesme, une sorte de tissu qui empêchait au prépuce de se rétracter en découvrant le gland.

Claude Galien, médecin grec du II siècle, écrit : « La nature, avec son abondance, décore tous les membres, en particulier chez l'homme. Dans de nombreuses endroit, cette ornementation est manifeste, même si parfois elle est cachée par l'éclat de leurs utilité. Les oreilles montrent une ornementation évidente; c’est aussi le cas, je suppose, de la peau appelé le prépuce [p?s??] à la fin de la verge, et de la chair des fesses.»[1]

Au-delà de l’aspect esthétique, le membre masculin couvert par le prépuce était aussi considéré comme plus digne et modeste.

La culture helléniste considérait donc cette pratique dégradante, et assimilait la perte du prépuce à une mutilation, comme nous le constatons dans les critiques d’Hérodote[2] à l’adresse des égyptiens qui la pratiquaient.  Nous pouvons aussi remarquer que des écrivains comme le géographe grec Strabon[3] ou Diodore de Sicile[4] décrivent la circoncision comme une simple variante de la castration, en générale accompagnée par l‘excision féminine, et cela en particulier chez les hébreux qui auraient amené ces deux pratiques d’Egypte[5]. Nous voyons donc que cette amalgame entre circoncision et excision féminine, souvent prétextée aujourd’hui par les détracteurs de la circoncision, a des racines très anciennes. De plus, le fait que Strabon montre l’importance de la circoncision chez les hébreux comme une forme d’oppression tyrannique imposée par les sacerdoces, uni à certaines images grecques où des esclaves sont montrés comme étant circoncis, nous suggèrent que dans certains esprits l’idée de la circoncision pouvait être facilement confuse avec des formes de contrôle sexuel imposé aux esclaves par des formes de castration plus ou moins prononcées, qui pouvaient aller de l’ablation du prépuce à celle du gland[6] ou de toute la verge[7].

Ce genre de background éthique et culturel ne pouvait qu’engendrer un fort mépris de la circoncision dans le monde gréco-romain, qui conduisit à différentes interdictions de la pratiquer, notamment sous le souverain séleucide Antiochos IV au IIe siècle a.e.v. et sous l’empereur Hadrien au IIe siècle e.v.

Or, il est important de s’arrêter brièvement afin d’identifier les différents terrains sur lesquelles le Judaïsme devra affronter ce défi,  et repenser la circoncision juive comme une réponse à ces visions si éloignées de la conception que le Judaïsme a du monde et de l’homme. Il y a d’un coté l’aspect esthétique,  et de l’autre celui plus particulièrement éthique, lié à la vision de la sexualité, mais aussi à la problématique d’intervenir sur un corps humain et le modifier.

 

Une exigence pour l’homme

 

Concernant le premier aspect nous nous devons d’observer que l’idée d’un corps qui constituerait un modèle de perfection et intégrité absolues est assez lointaine de la pensée juive classique, comme nous allons constater dans certaines sources.

 

Dans le Midrash Tanchumà (Tazria 5) Rabbi Akiva dialogue avec le gouverneur romain Turnus Rufus, qui est représenté comme son interlocuteur dans différents passages talmudiques. Le romain lui demande pourquoi Dieu n’a pas créé l’homme déjà circoncis, si vraiment il souhaite que l’homme le soit. En guise de réponse, R. Akiva lui montre des épis de blé et du pain, puis des tiges de lin et des vêtements cousus, en lui expliquant que Dieu a donné à l’homme un potentiel présent dans la nature sous forme de matière première, mais surtout la faculté de transformer cette matière et d’améliorer la création en faisant éclore ce potentiel. Il a donné à l’humain l’intellect pour qu’il puisse travailler la terre afin d’en extraire de quoi se nourrir, et de plus, les facultés pour réaliser avec les produits de la terre des aliments plus complexes et plus satisfaisants. Pareillement, il lui a donne la capacité de comprendre qu’avec ces matériaux naturels il peut aussi élaborer d’autres choses, comme les vêtements, susceptibles de rendre son existence plus confortable et agréable. Conformément au verset «Elohim bénit le septième jour et il le distingua, car en lui il cessa de tout son ouvrage qu’Elohim avait créé pour faire » (Genèse 2:3), R. Akiva en conclut que, au-delà de ce que la création offre à première vue, le rôle de l’humain est celui de faire, comme le dit la conclusion du verset. Un faire qui signifie agir et transformer le monde, afin de réaliser le potentiel énorme que Dieu y a caché. Ce principe vaut pour bien d’aspects de l’univers, et la nature humaine ne fait pas d’exception, exigeant la même volonté de travail que la terre, afin de produire des fruits à la hauteur de son potentiel. Pour nous unir à la conversation entre Turnus Rufus et R. Akiva, nous observerons qu’il est d’ailleurs remarquable que Dieu n’ait pas créé l’homme circoncis, mais qu’il ait laissé cette responsabilité à l’homme lui-même, et même que pour cela il ait préféré le demander à un petit groupe d’hommes dont la fonction devait être sacerdotale, et non pas à l’humanité dans sa totalité. On dirait que Dieu a laissé à l’homme la responsabilité de prendre en main son devenir, symbolisé par l’organe de l’engendrement, et le choix de ciseler ce devenir au-delà de ses penchants naturels. Au contraire, programmer l’homme de façon automatique en le créant déjà circoncis aurait été équivalent à lui empêcher de choisir en tant que sujet libre et autonome.

 

Une fois mise en lumière cette exigence que la pensée juive développe à l’égard de l’être humain, il est licite de se demander en quelle direction, et comment, l’agissement humain et son potentiel de transformation devraient être orienté.

 

Les vrais protagonistes

 

Quand nous pensons à la circoncision, trop souvent nous affrontons ce rite du point de vue de l’enfant, qui est perçu comme étant le protagoniste du rite. Or dans la vision juive les protagonistes sont avant tout les parents, avec la faculté qui leur est donnée de marquer, littéralement, le signe de l’Alliance sur leurs enfants. Ceci est le centre même de ce geste. Quelque part, cet acte ne saurait être compris, même par un juif qui l’a subi, jusqu’au moment où il va le pratiquer lui-même sur ses enfants. Par le biais de ce signe qu’il impose à ses fils, il va essayer de transmettre l’idée que le fait d’être partie du peuple d’Israël est un destin lourd, qui laisse des marques profondes et indélébiles. Mais en même temps cette indélébilité constitue aussi un signe de l’éternité de l’Alliance telle que nous la considérons. Dans le Talmud (Bavli Menahot 43b) on raconte que le roi David, qui se trouvait en tenue adamique à la salle de bain, ressentit la crainte de ne plus avoir de Mitzvot[8] divines pour l’accompagner dans son travail spirituel intérieur, mais il fut enfin rassuré quand il contempla la circoncision, qui jamais ne se séparait de lui. En faits, nous avons faculté d’ignorer l’existence de cette Alliance et ses implications dans nos choix de vie, mais elle est néanmoins inscrite en nous d’une façon qui va bien au-delà de notre raison et de notre logique. Seul le fait d’avoir ce signe sur soi sans l’avoir librement choisi peut véhiculer ce sentiment, car il représente une présence qui nous accompagne constamment, et cela malgré nous. C’est le signe d’une histoire et d’une identité qui nous sont attachés, et qui dépassent largement le facteur strictement religieux. Il est évident que seul l’individu pourra librement choisir de percevoir cette marque comme une condamnation ou comme un potentiel à réaliser, mais cela est d’ailleurs valable pour bien d’autres aspects de sa vie, et même pour la vie dans sa totalité, à la rigueur.

En ce sens, il est important de souligner un autre point. Souvent, les critiques de la circoncision attaquent son caractère irréversible , ce qui est une erreur. En effet, d’un point de vue strictement physique, elle est réversible. Par contre, elle l’est beaucoup moins d’un point de vue symbolique et culturel, comme la grande majorité des choix que les parents font pour un enfant qui en portera toute sa vie les marques, même s’il a le pouvoir de s'en éloigner considérablement en grandissant. Du point de vue de la tradition juive cet aspect, loin d’être une faiblesse, constitue au contraire une force, celle de s'appuyer sur les choix de générations de personnes qui ont indiqué par ces choix une certaine direction . C’est pour cette raison que les Avot, les ancêtres d'Israël, sont souvent évoqués dans la liturgie juive (je pense en particulier au début de la Amida, la prière centrale quotidienne), car ils symbolisent la première impulsion d'un cheminent qui, comme tout cheminement humain, n'est pas exempté d'erreurs et d’imperfections, mais sur lequel nous tous nous construisons.

 

Vers l’integrité

 

Quand Dieu demande à Avram de se circoncire dans le chapitre 17 de la Genèse, il introduit cette prescription par la phrase « Marche devant moi et sois intègre » (Genèse 17 :1), mais en quoi une blessure, une manque, contribuerait à être «intègre»? Pour mieux le comprendre nous devons nous rappeler que le terme Orla, le prépuce, désigne une sorte de fermeture et de blocage, un obstacle qui empêcherait la pleine expression d’une faculté. Moshé décrit son défaut de parole en se qualifiant de Arel Sefataïm, « incirconcis de lèvres » (Exode 6:12), et la Tora parle par ailleurs de Orla du cœur (Déuteronome 10:16) et des oreilles (Jérémie 6:10). Le choix de ces deux organes n’est pas anodin. Quand nous savons que le cœur dans les cultures anciennes était le siège des émotion mais aussi de la pensée et de la volonté, le véritable centre psychique de l’individu, nous réalisons encore mieux la demande de la Tora de débloquer le potentiel de l’individu en le libérant de cette Orla, cette membrane qui l’empêche de s’ouvrir à l’autre, de « concevoir » l’autre, outre que de l’écouter, à la place de s’écouter soi-même.

Le même mot Orla est utilisé pour les arbres dont la consommation des fruits est interdite pendant leur trois premières années de vie (Lévitique 19:23). Nous voyons bien que là aussi l’image évoquée est celle d’un potentiel caché, qui serait présent mais pas encore prêt à éclore pleinement. Ce n’est pas par hasard que même la fertilité d’Avram se débloquera après la circoncision, presque à suggérer un lien entre les deux faits.

Or un des points centraux du Judaïsme traditionnel est celui que tout principe doit nécessairement s’exprimer par le corps, car une conviction intérieure, même profonde et sincère, ne saurait jamais être suffisante. C’est pour cette raison qu’il faudra une blessure réelle pour que l’individu porte constamment sur lui cette exigence de vulnérabilité et d’ouverture vers l’autre, exigence impérieuse que seule une véritable blessure peut véhiculer. Vivre de façon intègre signifie aussi vivre à fond et non pas à la surface, et donc renoncer à une partie de protection, qui est parfois rassurante mais qui de fait nous empêche de vivre pleinement.

En ce sens, il est également intéressant de noter que la demande faite par Dieu à Abraham comme une introduction à la circoncision, à savoir celle d’être/devenir intègre, est formulé avec un mot hébreu exprimé au pluriel, tamim, et non au singulier, tam. Cela suggère subtilement que l'intégrité ne saurait concerner l'individu seulement, mais passe forcément par la relation et le partage avec les autres, dont le geste d'offrir une partie de lui-même (le prépuce) est un symbole. Dans ce modèle d'alliance, une partie de soi-même est partagée avec l'Autre, ce qui crée une nouvelle forme d'intégrité qui est également partagée.

 

Le sang

 

Je voudrais enfin me pencher sur un aspect ultérieur, qui est propre à liturgie de la circoncision, et qui nous rappelle l’importance d’un autre élément, le sang. Dans cette cérémonie, immédiatement après que l’acte chirurgical a été effectué, l’on récite un passage extrait du livre d’Ezéchiel : «Je passais près de toi, je t'aperçus te tordant dans ton sang, et je te dis : Vis dans ton sang ! je te dis : Vis dans ton sang ! » (Ezéchiel 16:6)

Dans la liturgie du Brit Mila la citation s’arrête là, mais la suite du passage récite : «Je t'ai multipliée par myriades, comme les herbes des champs. Et tu pris de l'accroissement, tu grandis, tu devins d'une beauté parfaite; tes seins se formèrent, ta chevelure se développa. Mais tu étais nue, entièrement nue.» Or, la fille dont il est question, n’est rien d’autre qu’une métaphore du peuple d’Israël, et de son état d’extrême fragilité au moment où Dieu l’a adopté. Israël est classiquement comparé à une femme dans les écrit juif, et notamment chez les prophètes. Certains on vu en cela le refus d’un androcentrisme qui était prononcé chez les peuples de l’antiquité, et surtout chez ceux qui étaient dans des positions dominantes, car le pouvoir était associé à la force et à l’image masculine. Ce qui est central dans le passage d’Ezéchiel et dans le fait qu’il ait été choisi dans le rite de la Mila, est le fait que le sang dont on parle est féminin. Au bébé mâle qui vient d’être circoncis on applique donc une qualité féminine, presque comme s’il s’agissait d’une transformation. Cet aspect a poussé Daniel Boyarin, professeur à la University of California, à suggérer qu’il y aurait dans la circoncision une sorte de féminisation du mâle, peut-être engendré par l’importance donné dans bien de cultures anciennes à la virilité, et en particulier à une virilité autoritaire et intrusive. Le Judaïsme proposerait donc une vision alternative où le mâle serait guidé sur un chemin symbolique d’intégration de son coté féminin, et cela par un saignement qui le rend quelque part plus semblable à une femme. Selon le professeur Boyarin il s’agirait aussi de célébrer les fiançailles entre un Israël féminisé et un Dieu symboliquement mâle, une métaphore très présente dans la Torah. Moi j’y verrais plutôt une forme de Imitatio Dei, chez un peuple qui considère Dieu comme le Rahamim, le «maternellement miséricordieux », comme il est régulièrement appelé dans la Tora.  D’autre part, l’idée d’un homme qui travaillerait à faire de ses enfants des créatures plus accueillantes et porteuses de vies, comme une mère sait l’être, est aussi parlante que parfois difficile à réaliser pour un homme. Nous devrions peut-être chercher dans cette direction le sens du passage d’Exode 4 où Moshe n’est pas en mesure de circoncire son fils, tandis que Tzipporah, son épouse, le fait. Ce passage semble suggérer que parfois une femme a plus de qualités qu’un homme pour essayer de contenir la virilité potentiellement intrusive de son fils.

Contre l’abus

Toujours en cette direction, le choix du pénis comme siège de cette blessure fondatrice serait donc motivé car il représenterait l’abus possible, la tendance à la domination et à la possession de l’autre. Nous savons comme l’excitation sexuelle constitue une des forces que plus dangereusement font perdre à l’homme (avec un petit « h ») le sens de ses limites. Porter cette marque à l’endroit même où la vie est engendrée, à l’endroit par lequel ce besoin de domination et possession est susceptible de s’exprimer, c’est aussi rappeler au juif que le cheminement de la Tora devrait nous éloigner de l’idée de la possession, et nous apprendre le partage. Et rien n’est mieux que le fait de commencer ce parcours par l’acte d’offrir une petite partie de la personne même comme symbole de cette volonté de partage et de renoncement à la possession, un trait de personnalité qu’un parent juif devrait aider ses enfants à développer. Et cela parfois même contre leur volonté, comme pour tout acte éducatif.

Ce dernier aspect me suggère un dernière réflexion. Le rapport entre père et fils n’est pas toujours un terrain de douceur. Il est frayé d’embuches comme toute relation, et notamment comme toutes le relations de sang. Or nous connaissons la théorie freudienne bien connue, selon laquelle une sorte d’hostilité s’installe dans la relation entre père et fils, qui doivent se partager l’amour et l’attention de la mère. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’une certaine peur de la castration se développe chez l’enfant. Il ne faut pas oublier que le fils est celui qui va survivre au père, et même réciter un jour le Qaddish pour lui, le temps venu. Sa naissance, porteuse de joie, rappelle aussi au père que la mort approche, et avec elle l’idée que le fils quelque part prendra la place du père. Cela est présent en filigrane dans le récit biblique, où Avraham va circoncire Itzhak et, dans le chapitre suivant, il le tue presque sur l’autel. C’est un récit qui évoque aussi l’angoisse, propre à toute génération, de devoir laisser la place à une autre génération qui est perçue comme n’étant pas à la hauteur. Cette aspect est probablement encore plus prononcé chez Avraham car il est un précurseur, donc le rôle de celui qui lui succédera est encore plus critique. Dans cette optique, la Mila constituerait aussi une canalisation de ces énergies négatives et de l’agressivité du père envers le fils, en même temps qu’une forme d’assurance que cette violence, contenue et limitée, restera la seule autorisée. Car tout parent est amené, à un moment ou à un autre, à blesser sont enfant; il est impossible qu’il en soit autrement, et cela notamment pour le qui se trouvera dans une position de rivalité avec le fils. Cet acte est donc aussi un pacte devant Dieu, attestant que la violence que le père usera envers son enfant sera circonscrite et  jamais abusive. Et aussi que, à partir de ce moment, le père saura accepter son rôle de représentant et gardien du passé, prêt à partager sa place avec le fils, et même à lui laisser la place quand les temps seront mûrs. La blessure se transformera alors en ouverture vers une relation différente, vers une nouvelle intégrité partagée, où le père saura laisser éclore le potentiel de l’à-venir, son fils, sans hostilité.



[1] Galen, De usu partium corporis humani 11.13. Citè en Hodges FM. The Ideal Prepuce in Ancient Greece and Rome: Male Genital Aesthetics and Their Relation to Lipodermos, Circumcision, Foreskin Restoration, and the Kynodesme. Bulletin of the History of Medicine 2001;75:375–405.

[2] historien grec, IVe siècle AEV

[3] Ier siècle AEV

[4]Ier siècle AEV

[5] Strabo, Geography 16.2.37. En The Geography of Strabo, trans. Horace Leonard Jones, 8 vols. (Cambridge: Harvard University Press, 1917–32) vol. 7:285. Strabon parle de la circoncision feminine pratiquée par les Juifs en ibid. 16.4.10 (Jones, vol. 7: 323). Cf. Diodorus Siculus, The Library of History 1.28, en Diodorus of Sicily, trans. C. H. Oldfather, 12 vols. (Cambridge: Harvard University Press, 1933–67), 1: 91.

[6] Strabo, Geography 16.4.5 (Jones [n. 44], 7: 315), 16.4.10 (Jones, 7: 323).

[7] Diodorus Siculus, Library of History 3.32 (Oldfather [n.44 ],2:173).

[8] Responsabilités religieuses

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APRÈS LES ATTENTATS: L’ÉVEIL ET LA TORPEUR

De Haim Fabrizio Cipriani, rabbin des mouvements Reform et Conservative/Massorti

 

Le poids du choc qui a suivi les faits de Paris se réduit progressivement, au fur et à mesure que le temps passe et que les gens reviennent à ce que l’on appelle la normalité. C’est maintenant, à tête et cœur froids, qu’il faut savoir s’interroger. Sur le passé, sur le présent, sur l’avenir.

Il me semble évident que ce qui s’est-il passé en France n’est pas un épisode isolé, mais juste la pointe de l’iceberg de quelque chose de profond et grave. En même temps, nous avons pu observer ces énormes mouvements de foule, et l’action prompte du gouvernement français, ce qui a rassuré beaucoup de monde.

Mais est-ce justifié de se sentir rassuré par cela? Notre instinct de survie nous fait pencher en ce sens, car il est difficile de vivre avec la conscience d’un grand danger, et tout être humain a besoin de se sentir en confiance pour construire et avancer. Mais le Judaïsme, depuis toujours, est basé justement sur une bonne dose de méfiance envers les instincts et les penchants naturels. La Tora nous met en garde contre tout cela en disant « Et vous ne vous distrairez  point en suivant vos cœurs et en suivant vos yeux, derrière lesquels vous vous prostitueriez. » (Nombres 15:39) Ce qui est demandé au juif est donc d’être toujours vigilant et rigoureux à l’égard de lui-même, et de sa capacité de déni et d’auto-illusion. Malheureusement, les juifs ont souvent eu une vision altérée de la réalité. Déjà la Tora nous montre ce peuple libéré de l’esclavage qui passe la plus gros de son temps à se plaindre et à regretter l’Egypte, sa nourriture abondante et la douce vie qu’il y menait. Il s’agissait probablement d’une idéalisation du passé, qui engendrait une vision optimiste d’un avenir où les juifs, de retour en Egypte, auraient pu y être acceptés autrement, à l’égard du fait que leur départ avait privé ce pays d’un élément si important. Comment l’Egypte sans les juifs d’Egypte pourrait-elle être l’Egypte? D’ailleurs, le Pharaon ne les avait-il pas poursuivis jusqu’au bout, pour les convaincre à revenir, tant ils étaient importants? Le peuple hébreu dans le désert est donc constamment attiré par l’aimant égyptien vers lequel il souhaite retourner, car tout simplement, à cause de la dureté de ce long périple dans le désert, il a besoin d’idéaliser cette Egypte qui autrefois les a accueillis, nourris, appréciés. Il a oublié que les choses changent parfois de façon irrémédiable. C’est ce que la Tora veut dire quand, après la mort de Yoseph, elle dit «Un nouveau Pharaon se leva sur l'Egypte, qui ne connaissait pas Yoseph. » (Exode 1:6). Parfois les temps et les conditions sociales changent, et un endroit qui était auparavant favorable à une vie juive, devient menaçant et dangereux. Il est licite de se demander s’il ne se passe pas quelque chose de semblable aujourd’hui, en Europe en général et en France en particulier.

 

Or, cette faculté de rigueur et de vigilance par rapport à certains penchants n’est pas étrangère aux phénomènes que nous vivons aujourd’hui. Une première grande question que nous devons nous poser est d’ailleurs: pourquoi toujours les juifs? Nous sommes conscients que l’Europe entière subit les effets d’une crise qui n’est pas exclusivement économique, mais aussi identitaire, une crise qui semble remettre en question sa nature et ses bases démocratiques. Mais les juifs restent toujours, parfois seuls, parfois accompagnés, dans le collimateur des artisans de la haine. Pourquoi? La réponse classique est: à cause de l’antisémitisme, qui se nourrit des conflits religieux entre communautés, et à cause du conflit israélo-palestinien. Et là, je crois qu’il y ait une profonde imprécision, qui semblerait d’ordre purement linguistique, mais qui a des racines bien plus profondes. Lorsque l’on utilise le mot «antisémitisme», on commet une erreur fondamentale. Les juifs sont loin d’être tous des sémites, et en même temps bon nombre de sémites ne sont pas du tout juifs. Ce phénomène qui depuis l’antiquité nous suit et ne nous lâche pas, n’est donc pas de l’antisémitisme, mais de l’anti-Judaïsme, qui est toute autre chose. Les juifs sont visés non pas en tant qu’individus, ni comme membres d’une classe sociale ou d’un groupe biologique, mais en tant que porteurs et gardiens d’une culture, le Judaïsme, qui n’est ni une religion ni une politique d’état, mais plutôt une façon de porter son regard sur le monde et sur l’être humain. C’est ce regard-là que l’on n’a jamais pardonné au Judaïsme. Comme nous venons de le voir, il s’inscrit en opposition à nous-mêmes et à certains de nos penchants, ce que nous appelons « le cœur » (je ne peux que recommander l’ouvrage de Monique Lise Cohen sur ce sujet : «Les juifs ont-ils du cœur? »  chez l’éditeur Vent Terral). En partant de cela, le Judaïsme en tant que culture (et non pas seulement comme religion) s’inscrit comme une forme d’opposition active aux différentes formes d’idolâtrie, c’est-à-dire les habitudes, les penchants, la complaisance qui sont au « cœur » des sociétés humaines. Or c’est bien cet aspect du Judaïsme que les sociétés n’ont jamais toléré, car il nourrit la pensée libre et critique. Le Judaïsme est par essence iconoclaste, il détruit les idoles idéologiques, ne craint pas d’en montrer les dangers, et nie la toute puissance de l’homme, de ses institutions, de ses principes et de ses idéologies élevées au rang de Loi. C’est pourquoi lorsque dans le Judaïsme l’on parle d’idolâtrie, ce dont il est question est cette attitude de résistance aux normes et aux conventions de la majorité, ce qui va bien au-delà d’un concept strictement religieux. Les Sages ont souligné que le mot Sinai, le nom du lieu où la Tora a été donné au peuple juif, est proche du mot Sin’a, la haine, car cette attitude de résistance et d’autonomie de l’esprit qui nous vient de notre tradition, aurait nécessairement engendré une réaction de haine chez les autres. C’est à cause de cela que le  peintre en bâtiment autrichien qui a essayé d’exterminer les juifs disait que la conscience était une invention juive. Car le Judaïsme, depuis toujours, lutte pour que l’on ne permette pas à la conscience d’être endormie par les slogans, les paroles complaisantes, les promesses vaines et toutes les différentes stratégies que les sociétés et les institutions utilisent pour mieux maitriser les esprits.

 

En tant que juifs, la première réponse que nous devrions apporter est celle qui prend conscience de cette essence du Judaïsme et qui l’affirme en dépit de tout. Il est fondamental que, en allant outre l’acception exclusivement religieuse de la vie juive, nous en réapprenions sa force iconoclaste et désacralisante, car c’est elle que l’on veut détruire quand on attaque les juifs.

Le Judaïsme est par essence protestation, désobéissance, capacité de dissension et donc acte de résistance, et cela se retrouve aussi bien dans le récit biblique fondateur que dans la vie juive.

Le patriarche Avraham, le précurseur du Judaïsme, quitte son pays natal car il se soustrait à la mode culturelle mésopotamienne qui veut que le destin d’un homme soit défini par les astres. Moché tue carrément un Egyptien, pour souligner l’échec du modèle social imposé par l’Egypte. Avant de sortir d’Egypte, les Hébreux doivent prendre et conserver trois jours un agneau, animal considéré sacré par les Egyptiens, et le sacrifier après, afin de tuer symboliquement l’idolâtrie dans laquelle tout l’Egypte, y compris les Hébreux eux-mêmes, baigne. Idolâtrie qui signifie surtout élever un modèle social ou politique au statut de loi divine qui permettrait d’écraser, dominer, humilier l’autre en niant sa légitimité d’être.

Au niveau de la vie juive nous retrouvons la même position critique. Investir du temps dans l’étude signifie conserver un état de quête en dépit d’une vie moderne qui est de plus en plus phagocytée par la recherche du divertissement et de la facilité. Manger Cachére signifie lutter contre une culture hédoniste où tous les plaisirs seraient permis. Prier signifie avant tout se révolter contre la tendance de l’homme à se voir tout-puissant, ou à voir d’autres hommes de cette façon. Ne pas utiliser d’argent à Chabbat est une façon de se révolter contre la société de la consommation à tout prix, où l’être humain ne se défini plus que par son pouvoir d’achat.

Le Judaïsme a toujours fonctionné en tant que force de résistance contre toute homologation de la pensée et de la pratique, et en tant que refus de toute idée reçue.

 

Il est donc extrêmement important qu’aujourd’hui les juifs sachent être à la hauteur de cette tradition, en conservant un esprit critique et une lucidité qui les aide à comprendre ce que nous savons tous, mais que nous avons tous du mal à accepter et à verbaliser, à savoir:

- La France a échoué entièrement dans son modèle d’intégration, et il n’est pas probable qu’elle arrive à en élaborer un autre nouveau avant qu’il ne soit trop tard. Son modèle de laïcité n’a pas réussi non plus, car il n’est probablement ni réaliste ni raisonnable, mais surtout car il a été appliqué de façon inefficace. Quel sens cela peut avoir d’interdire les signes religieux dans l’espace publique quand dans les écoles de la République les enfants préparent Noel pendant un mois? Cet aspect demanderait bien sûr d’être développé davantage, mais il suffira de dire que ce modèle assimilationniste, où toute différence est niée et engloutie au nom d’un sens malentendu de l’égalité (un sens d’ailleurs souvent réduit à la pure rhétorique), ne saurait fonctionner dans un monde où, bien au contraire, les inégalités sociales croissantes suscitent de plus en plus l’exigence d’une quête identitaire, surtout chez les jeunes personnes qui grandissent loin de leurs racines sans pour autant être véritablement intégrés dans les sociétés européennes. Il s’agit d’un modèle qui de fait demande à un groupe de nier ses spécificités et donc son existence propre, une conception aujourd’hui considérée obsolète et en définitive absurde. De plus, ce modèle de laïcité basé sur une séparation nette entre la sphère publique et celle privée peut difficilement s’appliquer à des cultures qui, comme le Judaïsme, par essence, ne sauraient être limité au domaine du religieux, et il dénote donc une profonde incompréhension de ces cultures.

-Même après les événements de Toulouse, ni le gouvernement français, ni les citoyens ont pris la mesure de la gravité du processus en cours. Pour citer l’historien Georges Bensoussan «On a fait comme d’habitude dans ce pays, on a refusé de voir et de nommer, on a mis la poussière sous le tapis. Nous n’avons fait que repousser l’explosion.»[1]

- Dans les grandes manifestations qui ont suivis les attentats, il y avait énormément moins de « Je suis juif » que de « Je suis Charlie », ce qui n’a pas échappé à la presse internationale. Cela montre bien que, malgré tout, le fait d’être assassiné en tant que juif est un phénomène peu sympathique mais qui rentre dans les habitudes, et donc tolérable car « traditionnel ». Ce qui n’est pas le cas, du moins en Europe, pour des journalistes (heureusement).

- La présence de certains personnages politiques à l’intérieur de la grande marche parisienne nous rappelle aussi que les raisons de la politique priment, et primeront toujours sur le reste, ce qui s’est traduit dans le passé récent pas un abandon des juifs avec le but de maintenir une paix politique et donc économique avec certaines cultures et certains pays. Il est peu probable que cette réalité change, lorsque l’on considère les équilibres politiques, sociaux et démographiques de l’Europe d’aujourd’hui et de demain. Le fait même que le Président de la République ait affirmé, immédiatement après les attentats, que les fanatiques «n’avaient rien à voir avec la religion musulmane», montre bien cette priorité.

 

En ce moment où les militaires commencent à quitter nos lieux communautaires avec un regard inquiet et des recommandations de prudence, je crois qu’il est fondamental que les juifs sachent utiliser cette arme identitaire de fond qui leur a sans doute valu beaucoup de haine, mais qui est à la base de la culture juive, c'est-à-dire l’autonomie de l’esprit et de la dissension.

Il est fondamental que les juifs, en tant que juifs comme en tant que français, ne se fasse pas séduire par les slogans proférés avec trop de facilités par certains membres du gouvernement, et aux promesses rassurantes qui s’y accompagnaient.

Il est fondamental que l’on prenne conscience du fait que si, après les évènements de Toulouse, certains personnages sont en mesure d’agir et perpétrer des actes terroristes, cela signifie que l’intelligence française (et peut être celle des autres pays aussi) n’est pas en mesure de prévenir cela, et que nous devons nous habituer à l’idée d’un danger croissant.

Il est fondamental que l’on oublie pas que parfois l’histoire change, et que, comme les juif avaient été d’abord accueillis, puis vomis par l’Egypte, il est possible que l’Europe ne soit plus un lieu approprié pour les juifs.

 

Ce sont des vérités dures, désagréables à entendre certes, mais des vérités nécessaires, à mon modeste avis. Elles ne comportent pas de réponses, car en proposer signifierait vouloir être un gourou de la pensée. Mais ce sont des prises de conscience nécessaires aux juifs d’aujourd’hui, qui ont le devoir de se questionner pas simplement par rapport à eux-mêmes, mais pour les générations qui les suivront, et qui risquent de payer le prix de leurs choix actuels.

Nous ne savons pas où ce questionnement va nous mener. Mais en même temps, c’est bien cette faculté de questionner et de se questionner, sans crainte de déplaire à quiconque, ni aux hommes, ni à Dieu, qui a maintenu en vie l’essence du peuple juif.

Cette essence se fonde et se construit sur la dissension, outil de vie et de croissance, et non pas sur le consensus, cette rassurante forme d’idolâtrie qui mène à l’endormissement des consciences. Il s’agit là non pas d’un problème de survie, mais de quelque chose de plus profond. Survivre signifie vivre en surface. Le vrai problème est celui de survivre dans un contexte où il serait impossible aux juifs de vivre et s’exprimer dans la plénitude.

Pour arriver à réaliser la différence entre ces deux concepts, croyant que l’on vit alors que l’on ne fait que survivre, il faut aux juifs d’aujourd’hui un travail et une réflexion profonds, afin de maintenir un état d’éveil réel, et non pas de torpeur.
 


 [1] http://www.marianne.net/ou-sont-territoires-perdus-republique-2015

 

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LES SEPT SEMAINES DE PESSAH
(Nissan 5775)

 

Nous avons désormais réintégré le Hamets (nourriture à bases de céréales fermentés) dans nos repas. Le Hamets est une représentation symbolique d’un certain orgueil qui peut facilement se transformer en arrogance et ignorance de l’autre. Cependant, Péssah n’est pas vraiment terminé, comme il serait facile de croire. Nous sommes censés ne pas réintégrer ce levain dans nos esprits de façon abrupte, mais doucement et par petites doses, de façon à ne pas en perdre la maîtrise. Cette réintégration progressive, une sorte de rééducation, se fait par le décompte progressif de l’Omer, qui relie Péssah à Shavouot.

La Tora dit:

« YHVH parle à Moché pour dire : ‘Parle aux enfants d’Israël, dis-leur: Quand vous viendrez sur la terre que je vous donne, moissonnez sa moisson et apportez la gerbe [Omer], début de votre moisson, au prêtre. Il balancera la gerbe face à YHVH, pour votre agrément. Le prêtre la balancera au lendemain du Chabbat.[…]  Comptez pour vous, à partir du lendemain du Chabbat, du jour où vous apportez la gerbe du balancement, sept semaines, qui seront pleines. Jusqu’au lendemain de la septième semaines comptez cinquante jours et présentez une offrande nouvelle à YHVH. De vos demeures, vous apporterez deux pains du balancement; ils seront de deux dixièmes de semoule. Ils seront panifiés de ferment, prémices pour YHVH. » (Lévitique 23 : 9-17)

Pendant les sept semaines qui séparent Péssah de Shavouot, la Tora demande donc de compter rituellement le nombre de jours et de semaines. Cela nous rappelle que cette période est une sorte d’amplification de la fête de Péssah, dont la durée est étendue à sept semaines, à la place des sept jours habituellement considérés. Cela montre bien que Chavouot représente la conclusion de Péssah, et pour cette raison elle est appelée dans la littérature rabbinique Atséreth, « clôture ».

 

Le fait que cette période du Omer soit distinguée par un décompte du temps n’est pas anodin. La maitrise du temps est le signe de la liberté. C’est à cause de cela que le pain de Péssah, la Matsa, n’est rien d’autre que du Hamets «avorté », auquel on a pas permis de fermenter, par le fait de le cuire immédiatement après avoir été pétri. Or cette action demande une maitrise absolue du facteur temps, maitrise que l’esclave ne peut pas avoir, puisque sa priorité est celle de satisfaire les exigences de son maitre. A partir du deuxième jour de Péssah, cette maitrise du temps est donc mise à l’épreuve par ce décompte de sept semaines qui mènent à la fête de Chavouot. Le don de la Tora demande une maitrise profonde du temps, car dans le Judaïsme le temps est source constante de responsabilité. Le juif qui veut être présent à son Judaïsme ne peut donc pas être dominé par le temps, mais au contraire il doit savoir le modeler et donc en avoir une certaine maitrise. Cela montre bien l’épaisseur spirituelle de ce décompte du Omer.

 

Le mot Omer est souvent traduit par «gerbe» car à la base indique une quantité de grain suffisamment grande pour exiger le regroupement, e devient ensuite une unité de poids. Mais la racine dont le mot provient signifie « amoncèlement », et dans sa forme réfléchie (hit’amer) a le sens de « maltraiter» ou « opprimer » (cf. Deutéronome 21 :14 ; ibid. 24 :7). Probablement parce qu’à l’origine, la racine indique le fait de compacter des choses ensemble, ce qui exerce une forme de poids et de pression. Pour mieux comprendre cet aspect nous devons réaliser que la sortie d’Egypte ne constitue pas une libération, mais plutôt la création d’un peuple d’esclaves privés de leur maitre, donc désorientés car libérés de l’esclavage, mais sans une direction. Un peuple qui ne sait pas quoi faire de sa nouvelles condition, au point où à plusieurs reprises il souhaite retourner en Egypte, car l’état de dépendance est désagréable mais commode, tandis que l’autonomie et la responsabilité sont des états agréables mais lourds de conséquences. Or nous ne devons jamais oublier que le calendrier juif évoque des moments de l’expérience collective du peuple, mais qui concernent personnellement chaque individu en chaque génération. Le décompte de l’Omer couvre exactement le temps entre la sortie d’Egypte et le don de la Tora, un rendez-vous auquel le peuple devra se présenter dans un état d’éveil, ayant mûri suffisamment pour pouvoir donner un sens véritable à cette libération.

C’est donc un temps où le décompte des jours et des semaines accompagne un processus de lente réintégration de nos acquis, de notre orgueil, de notre assurance. Cela constitue une richesse, une capitalisation, un « amoncèlement », dans le sens de la constitution d’un patrimoine. Mais si le processus n’est pas maîtrisé parfaitement, maîtrise qui est symbolisée par la supputation précise de chaque jour et semaine, cette « capitalisation » tournée sur nous-mêmes (le sens réfléchi, hit’amer) peut devenir une violence, une force destructrice et aliénatrice.

Compter chaque jour signifie lui donner pleine dignité, conjuguer chaque moment du chemin au présent, se libérant ainsi de l’esclavage du passé, mais aussi de l’avenir.

Un aspect intéressant de ce décompte est d’ailleurs le fait que, même si tout être humain aspire à rejoindre la destination et la conclusion d’un processus, dans le Omer nous ne comptons pas les jours qui manquent, mais ceux qui sont déjà passés, depuis le début. D’ailleurs nous connaissons bien l’impatience typique des enfants et cette façon incessante qu’ils ont de demander : « Quand est-ce qu’on arrive? ». Un premier signe de maturité est, au contraire,  de savoir que toute chose qui a de la valeur demande du temps, et la faculté de se concentrer sur chaque étape. Pour la même raison la Halakha ne prévoit pas que l’on annonce par avance le nombre de jours qui seront comptés le soir suivant. Jusque dans le moment de la supputation rituelle, à la question « Nous en sommes à quel jour de l’ Omer ? » on répondra toujours : « Hier soir nous avons compté … ». Dans l’Omer on ne vit pas dans l’anticipation. On garde bien l’attention concentrée sur le point de départ, Péssah, plus encore que sur le point d’arrivée, Chavouot. Peut-être pour éviter que cette ascension vers le Sinaï devienne une sorte de compétition. Peut-être aussi, pour garder à l’esprit, que toute avancée doit se construire sur des bases solides et qu’un processus sérieux demande de ne pas brûler les étapes. Mais aussi pour nous éduquer à respecter les temps, à ne pas leur faire violence, à apprécier la lenteur et la gradualité. Mais surtout, à notre modeste avis, parce que c’est une source de consolation que de nous retourner en arrière et voir que nous avons fait, ne serait-ce qu’un petit peu du chemin, sans trop nous angoisser pour ce qui nous manque afin de devenir, enfin, « grands ».

 

Chaque jour, chaque semaine, constituent donc des échelons dans la quête d’un équilibre difficile à trouver entre la conscience d’une dignité, donc l’esclave est dépourvu, et la nécessité que cette conscience ne se transforme pas en arrogance. C’est dans ce sens que nous devons lire aussi deux passages de la Tora qui concernent le concept de Omer.

Le première fois où nous trouvons l’idée de Omer, bien avant même la mitsva du décompte, est dans le chapitre 16 de Chémot/Exode, où la Tora raconte du don de la manne,  nourriture miraculeuse qui tombe du ciel. Le Omer constitue la quantité individuelle de référence, car de façon indépendante de la quantité récoltée, chacun se retrouvait avec un Omer de manne, une sorte de « ration K ». Le Omer que nous comptons aujourd’hui est donc aussi un rappel de cet Omer de manne qui était la nourriture de nos ancêtres, premier goût de la liberté, mais aussi expression de l'état de quête spirituelle de ces esclaves soudainement privés de maître, mais à la recherche d'une identité (Le nom de la manne elle-même signifie « C’est quoi ?»). Et ce pain de quête commence à tomber à la sortie d’Egypte, c'est-à-dire après Péssah, même époque où notre décompte commence.

 

Dans le livre Josué (5:12) nous constatons cependant un autre fait, à savoir que la manne cessa de tomber à l’arrivée dans le pays, dès le lendemain de Péssah, et qu’à ce moment le peuple a commencé à manger le produit de la terre que haChem leur a confié.

Donc le Omer évoque aussi bien le début de l’époque de la manne que sa conclusion.

Dans le premier cas il rappelle quelque chose de miraculeux obtenu sans effort, dans le deuxième il évoque le produit du travail de l'homme, et donc sa profonde dignité de partenaire de haChem dans la gestion de la terre et du monde. Si la tombée de la manne ne fait que remplacer la dépendance vis-à-vis des Egyptiens avec la dépendance totale de haChem, l’arrivée en terre de Kénaan, et la cessation de la manne, correspondent à l’accès à la responsabilité, car à partir de ce moment tout reposera sur le travail de la terre par l’homme. Or ce passage entre ces deux réalités est profondément périlleux car c’est là que l’homme risque de devenir hautain, se croyant enfin le seul auteur de son succès et le seul maitre de sa destinée. Cette dignité et cet orgueil sont susceptibles de se transformer en arrogance. L’amoncèlement, Omer, se transformerait alors en oppression, hit’amer.

L’équilibre entre ces deux dimensions, celle du pain de la dépendance humble et celle du pain de l’autonomie responsable, se retrouvent dans les deux pains offerts au Temple lors de la fête de Chavouot, qui symbolisent la rencontre et l’harmonie entre ces deux aspects.

 

On comprend donc mieux pourquoi Chavouot, fête du don de la Torah, est appelée dans les textes rabbiniques Atséreth, « clôture », car elle n’est rien d’autre que la conclusion et le couronnement de Péssah. La liberté, célébrée à Péssah, doit évoluer vers la capacité d’assumer les responsabilités qu’elle comporte. Autrement la liberté elle-même, ou du moins une certaine façon de la comprendre, peut devenir parfois plus dangereuse que l’esclavage.

 

 

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L’AU-DELA DE LA MIETTE
(Pessach 5774)

 

Nous nous rapprochons de la fête de Péssah, un moment qui nous est très cher, tant il est dense de souvenirs familiaux, de douceur, de partage.

Comme toujours en ce moment de l’année, notre esprit est très occupé par les préparatifs, notamment l’élimination du Hametz et l’organisation des Sedarim. Il s’agit là d’aspects sans doute importants, mais qui parfois peuvent nous éloigner d’autres dimensions également essentielles.

Péssah est une fête complexe, et ce serait bien dommage de ne pas en approfondir le sens en nous contentant de bien nettoyer la maison et de suivre plus ou moins attentivement les instructions imprimées dans la Haggadah. Car même si on aura fait attention à se pencher au bon moment pour boire le vin, ou à couvrir  et découvrir les Matzot quand il le faut, mais allons-nous ressortir de tout cela avec une compréhension agrandie de notre Judaïsme, et de notre responsabilité en tant qu’héritiers spirituels des faits relatés dans la Haggadah? Rien n’est moins sûr.

Quand nous parlons de Péssah, nous parlons de sortie d’Egypte. Mais ceci n’est qu’une partie de la fête. La Torah, et la Haggadah qui est basée sur le récit biblique, parle de sortie de Mitzraim. Cela signifie « étroitesses », au pluriel. La Haggadah ne raconte donc pas simplement le passé de notre peuple, mais elle ne prend de sens que lorsque nous sommes en mesure de nous considérer personnellement confronté avec la sortie de Mitzraim, comme le texte même de la Haggadah le dit si bien : «A chaque génération, l’homme est tenu de se considérer comme s’il était sorti d’Egypte ».  Notons que le texte dit « comme s’il était sorti d’Egypte». Le comme si est fondamental, et souligne que personne n’est jamais véritablement et définitivement sorti de cette condition existentielle. On essaye juste, tous les ans, ayant pu entrevoir la possibilité cet affranchissement au moment de l’Exode. Sortir des étroitesses signifie, entre autre, redonner du souffle et de la vie à notre identité juive. Car le processus de sortie de Mitzraim est bien une naissance, parallèle avec la renaissance de la nature au printemps (Péssah est aussi appelé Hag ha-Aviv, la fête des épis mûrs). Sauf que, tandis que la renaissance de la nature est un phénomène que nous percevons comme normal dans le monde physique, la naissance d’Israël s’oppose à la nature. Il est dans la nature des choses que le puissant écrase le faible, que le grand domine le petit, alors qu’à Péssah le petit, le faible, celui qui n’aurait pas pu affirmer son identité dans l’état « naturel » des choses, y arrive par le fait d’être libéré, presque miraculeusement, des étroitesses qui l’empêchent de le faire. Pourquoi « presque miraculeusement »? Car les Bené Israël se préparent à cet événement par la circoncision et le rite de l’agneau et de la Mezouzah, même si leur Mezouzah, la première de l’histoire juive, n’est pas faite en parchemin mais par le sang de l’agneau. Or, par ces gestes, les juifs sortent de l’apathie et de leur état « naturel » d’esclaves, naturel car c’est le seul que leur génération ait connu. Par ces gestes, ils prennent conscience de la valeur de leur identité, et de la nécessité de savoir l’exprimer, l’afficher librement (le sang en dehors des portes) et la transmettre.

Un Péssah réussi nous demande donc un effort pour en faire une occasion de sortie de nos étroitesses, des limitations que nous imposons à nous-mêmes et à notre Judaisme. Ce n’est que par la connaissance et la prise de conscience que nous pouvons renaître à un judaïsme éclairé et profond, qui ne soit pas une simple répétition de gestes, répétition qui, comme toute habitude, peut devenir expression d’un état de Mitzraim/étroitesses. Ce n’est pas que dans nos maisons que nous devons éliminer le Hametz, mais aussi dans notre façon d’être, de voir et de concevoir les choses, qui devrait être « nettoyée » et renouvelée en ce moment qui marque le début véritable de l’année juive.

Nous savons que l’être humain n’aime pas le changement, c’est pourquoi il a tendance à s’accrocher à ce qu’il connait. C’est bien ce qui arrivait aux juifs en Egypte/Mitzraim/étroitesses, lorsqu’ils refusaient d’entendre la parole de Moshé. Car sortir de quelque chose pour aller vers l’inconnu n’est pas facile. On préfère toujours ce qui est connu, même si c’est désagréable. Pour cette raison, selon certaines sources, seul un cinquième des juifs sortirent de Mitzraim/étroitesses (cf Rashi sur Exode 13 :18). Car Péssah signifie « saut », et la sortie du territoire connu est en effets un saut, périlleux comme tout changement. A la base du rite agricole de l’abstention du vieux blé, il y a aussi une idée de saut. L’idée était en faits d’arrêter de produire du pain par le vieux levain, une pâte qui venait de l’ancienne récolte et dont une partie était régulièrement conservée pour préparer le pain suivant. A ce moment de l’année, pour se préparer à la nouvelle récolte, on cessait de faire cela, pour s’ouvrir au nouveau, à l’espoir de la récolte à venir, malgré l’incertitude que cela engendrait nécessairement. Or, cette incertitude est la base de tout saut, dont le début est connu, mais dont le point d’arrivée est incertain. Cela vaut pour nous, mais encore avant pour ha-Shem, dont il est dit qu’il sauta sur les maisons d’Israël (Exode 12 :27), et cela signifie aussi qu’il sut mettre de côté toutes les réserves envers ce peuple si peu à la hauteur de la situation, et accomplir un saut aussi bien en arrière, en se basant sur la promesse faites aux patriarches, qu’en avant, en accordant sa confiance à Israël.

En tous ces aspects, Péssah est une naissance, qui est source de joie mais aussi de doutes et d’appréhensions quant au devenir de l’être ou du projet qui nait. Un Péssah réussi est donc aussi un Péssah où l’on sait se défaire de certaines façons de penser pour en expérimenter d’autres, on apprend à se nourrir d’un pain nouveau. Voici quelques petites suggestions et réflexions très simples, parmi les nombreuses possibles, à cet égard.

 

-           La vente du Hametz par une autorité rabbinique est pensée pour les commerçants, car il n’était pas concevable de leur demander de se défaire de toutes leurs réserves, ce qui aurait comporté un préjudice économique grave. Un particulier ne devrait pas se baser sur ce qui souvent devient un subterfuge. Le Hametz doit être consommé, ce qui ne l’est pas doit être donné, par exemple à des gens dans le besoin (des non-juifs, bien sûr...). Par contre il ne doit jamais être jeté, car la loi juive interdit sévèrement de jeter quoi que ce soit (bal tachhit). Pendant les jours de la fête, le Hametz ne doit pas être « vendu » et enfermé dans un endroit, mais définitivement éliminé.

 

-           Souvent on entend qu’il est interdit d’inviter des non juifs au Seder. Cela n’est pas correct. Ne vous privez pas de la compagnie de vos amis non juifs ou des membres non juifs de la famille. A la rigueur, on pourrait leur demander de ne pas consommer l’Afikoman, le dernier morceau de Matzah symbolisant l’agneau de Péssah, qui a un caractère très spécifique au peuple juif. Mais, puisqu’aujourd’hui il n’y a plus de sacrifice de l’agneau, même cette limitation est optionnelle, et nous la déconseillons. Au contraire, il est de l’ordre de la Mitzva d’inviter des non juifs qui sont en couple avec des juifs, pour permettre à ces couples de célébrer la fête correctement et de les garder proches de la vie juive. De même, il est noble et important de partager ces moments si beaux avec ceux, parmi les membres d’autres communautés religieuses, qui désirent le faire par affection envers le peuple juif. Il est aujourd’hui impératif de communiquer avec ces gens, et la connaissance réciproque passe aussi à travers le fait de partager ces  moments. Sans oublier la phrase par laquelle on ouvre le Seder : Kol dikhfine yété v’yékhol. Kol ditsrikh yété v’yifsah ! « Quiconque a faim, qu’il vienne et mange, Quiconque a besoin, qu’il vienne et fête Péssah! » « Quiconque », c’est bien tout ceux qui souhaitent partager notre Seder, sans exception !

 

-           Certaines céréales dites « légumineuses » (kitniot) ont été interdites selon les coutumes ashkénazes, à cause du risque de confusion de farine (maïs, riz, et autres). En milieu séfarade également, il existe des traditions de ce genre. Mais déjà au Moyen-âge des sources rabbiniques critiquent âprement cela, car il y a un risque réel que ces restrictions supplémentaires diminuent la joie de la fête. Il y a déjà suffisamment d’interdits à Péssah pour ne pas en rajouter. Il y a donc lieu de permettre les kitniot, d’autant plus que nos jours le risque de confusion de farine n’a pas lieu d’être dans les pays industrialisés.

 

-           Un premier-né (que ce soit de mère ou de père) se doit en principe de jeûner la veille de Péssah en commémoration de la sortie d'Égypte pour se souvenir que les premiers-nés hébreux avaient échappé à la dernière plaie. Souvent seuls les hommes respectent ce jeûne, mais il est approprié que les femmes aussi le fassent (sauf les femmes enceintes ou qui allaitent), car telle est l’opinion exprimée dans des sources traditionnelles diverses. La raison du jeûne est le fait que les premiers-nés juifs aient été épargnés, mais il s’agit aussi d’une forme de respect envers ce qui ont péri. Dans les deux cas, rien ne justifie que les femmes ne jeûnent pas.

 

-           Le Seder est une cérémonie très particulière. Certains rites qui accompagnent les moments forts de l’année juive sont basés sur un langage non verbal (pensons au Chofar, ou au Loulav), d’autres sur l’idée de prière et d’invocation. Mais le Seder se veut essentiellement pédagogique, plus semblable à une soirée d’étude qu’à une soirée de prière. Un Seder réussi demande d’être préparé, et pas seulement en cuisine. En aucun cas la simple lecture de la Haggadah est suffisante. Il est important d’introduire des études, des lectures, des questions supplémentaires. Une possibilité est celle de demander à plusieurs participants de préparer cela en amont. Il existe de très nombreux commentaires et articles sur Internet ou dans des livres. Tout Seder devrait être personnalisé et enrichi en ce sens.

 

-          Il y  une tension importante en cette fête, qui est présent dans toute la vie juive. D’un coté, il est impératif de suivre avec soin les règles, éliminer toutes traces physiques de Hametz, et même les résidus éventuels, en changeant (ou en cachérisant) entièrement les ustensiles de cuisine etc. Il y a donc un coté technique important, qui n’est pas facile mais qui est fondamental, car dans le Judaïsme les plus grands principes passent nécessairement par des gestes pratiques qui engagent notre corps, nos mains, et toutes nos facultés. Cela vient du fait que dans le Judaïsme corps et esprit ne font qu’un, c’est pourquoi tout cheminement spirituel se doit de passer aussi par le corps. Mais en même temps, nous ne saurions pas nous contenter de ce qui risqueraient de se transformer en un simple ménage de printemps. Il faut savoir accomplir tout cela, et en même temps savoir aller au-delà de la miette. C’est pourquoi la coutume est celle de souhaiter Péssah Cacher v’Sameah, car avant d’être joyeux (Sameah) il se doit d’être conforme (Cacher) à la a Loi. Pour la pensée juive, il est difficile d’envisager d’arriver à l’esprit des choses sans passer par la précision et l’exactitude, comme vouloir jouer une pièce de musique d’un grand compositeur sans maitriser gammes et arpèges. Ce serait impossible car la grande musique est faite de la combinaison de gammes et arpèges. Donc cet aspect technique doit forcement précéder, et accompagner constamment, tout acte musical. Mais bien sûr, réduire la musique à une combinaison de gammes et arpèges ne lui rendrait pas justice.

 

Que nous tous puissions avoir le mérite d’aller au-delà de la miette, dans l’espoir de motiver nous-mêmes et les autres autour de nous à poser, et à se poser, encore beaucoup de questions.

 

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ENTRE TRADITION ET MODERNITE
Transcription de la conférence du rabbin Haïm Fabrizio Cipriani ténue le 7 juin 2013 pour l’ouverture des Journées Européennes du Judaïsme Libéral Francophone.
Un chaleureux remerciement à Sophie Bismut pour l’aide substantielle dans le travail de transcription.

 

« Entre tradition et modernité » : ce titre met en avant un « entre deux ». Se situer entre deux pôles signifie parfois être combattu, voire déchiré, et ce déchirement se traduit parfois par la nécessité de choisir un des deux aspects, ce qui comporte le fait de négliger l’autre. Pour moi, l’idée importante, c’est celle d’une tension constante, un « entre deux ».

Depuis toujours, le judaïsme s’est confronté au problème suivant : comment concilier ce qui est perçu comme traditionnel et ce qui est perçu comme moderne ? Tous les mouvements du judaïsme, y compris l’orthodoxie, sont le fruit d’une tentative d’harmoniser tradition et modernité. Depuis deux siècles environ, c'est-à-dire à partir de l’âge des Lumières et de l’intégration des Juifs à la société européenne, le judaïsme en général se pose ce problème.

Le monde traditionnel du judaïsme a souvent été identifié à un univers de particularisme, où les Juifs étaient plus ou moins isolés du reste de la société, aussi bien physiquement qu’au niveau des idées. La modernité a mis l’accent sur une série d’aspects qui ont bouleversé le judaïsme traditionnel. Le judaïsme ancien était avant tout une pratique communautaire, basée sur l’autorité des rabbins, tandis que la pensée moderne met l’individu avec ses droits au centre de la réflexion, et l’autonomie de l’individu devient un élément fondateur de la réflexion moderne.

Le judaïsme a été depuis toujours traversé par des courants divers et variés et, entre autres, par un courant plus particulariste et un plus universaliste. Le premier est centré surtout sur le rôle et le destin d’Israël en tant que nation ayant un chemin indépendant du reste du monde. Le deuxième voit Israël comme ayant, à côté de son histoire particulière, un rôle décisif dans le chemin de l’humanité entière, qui passe par la nécessité d’une interaction constante entre Israël et le reste de l’humanité, et donc par un enrichissement mutuel. Or, la force révolutionnaire des idées modernes a souvent généré parmi les Juifs une volonté de s’éloigner de tout particularisme, souvent perçu comme tribal et dépassé.

Le problème est que les différents mouvements qui sont nés dans le judaïsme comme une forme de réaction à la modernité ont toujours eu beaucoup de difficultés à s’adapter, notamment car le monde change très rapidement, souvent trop rapidement par rapport au temps des institutions religieuses.

Revenons à la réforme du judaïsme, née dans l’Allemagne du XIXe siècle. Le judaïsme libéral des origines a eu tendance à se voir comme l’héritier véritable de la Tradition. Dans les textes des premiers réformateurs comme les rabbins allemands Holdheim ou Geiger, nous voyons très clairement cette tendance à se percevoir comme les nouveaux Hillel ou Yokhanan Ben Zakkay. Holdheim citait par exemple la Michna Roch haChana qui raconte comment Ben Zakkay autorisa le fait de sonner du Chofar à Chabbat, du moins là où une cour rabbinique existait. Selon les premiers réformateurs du judaïsme, de la même façon que les maîtres de différentes générations avaient introduit des adaptations même radicales, les maîtres plus modernes pouvaient, et devaient, faire de même.

D’un certain point de vue, ils avaient raison. Le degré d’adaptation et de souplesse du judaïsme s’était considérablement affaibli depuis l’invention de l’imprimerie, qui avait garanti au premier code de loi juive imprimé, le Choulkhan Aroukh, une diffusion large et donc un poids énorme. C’est pourquoi leur attitude fut courageuse et justifiée. Ils puisaient leur inspiration dans les maîtres du Talmud, mais aussi dans d’autres formes de judaïsme, comme celle de la Renaissance italienne, où des figures comme Leone da Modena ou Azariah de’ Rossi avaient su conjuguer la tradition juive avec un esprit humaniste d’ouverture et d’intégration culturelle, ce qui était coutumier en Italie notamment à cette époque. L’idée des premiers réformateurs était donc celle d’une tradition qui est en elle-même porteuse de modernité. Un vent traverse le judaïsme à ce moment-là. C’est un vent de nouveauté et de modernité qui, de mon point de vue, comporte aussi des risques et des dangers.

Quand on voit le passage à la condition moderne avec ses tendances excessivement messianiques, c’est-à-dire quand on croit que tout va évoluer rapidement vers le mieux, le risque est d’aller trop rapidement, de se faire prendre par ce vent, de se faire transporter en perdant la maîtrise des choses. C’est l’image du progrès dans Walter Benjamin : l’ange de l’histoire est attiré par le progrès, il regarde l’histoire et ses ruines, mais ne peut plus revenir en arrière. Ou bien, au contraire, on a l’image dans la Torah de la tribu de Yéhouda qui, selon un Midrach, marchait à reculons en avançant pour ne pas perdre de vue le repère : l’arche d’Alliance et du Témoignage, qui était au centre de la formation des Hébreux dans le désert. Ils avançaient donc en regardant quelque part vers le passé.

Les idées ont changé, la société a progressé, les droits, notamment ceux des plus faibles, ont évolué et cela doit continuer. Cependant, les idées ne changent pas toujours profondément l’homme qui reste toujours lui-même. Celui-ci est esclave d’une nature que Dieu lui a imposée pour des raisons qui nous dépassent. L’homme peut gérer cette nature, mais il ne peut pas la modifier profondément. Les sociétés se transforment, mais la Torah nous met en garde contre des limites de ces transformations. La Torah nous met en garde contre notre volonté de possession et de domination. Ce sont des limites que nous avons du mal à extirper de l‘homme, car elles font fait partie de l’homme tel qu’il a été conçu.

Une de ces limites, contre laquelle la Torah nous met en garde régulièrement, est la tendance à l’idolâtrie. L’idolâtrie évoque les divinités païennes et les sacrifices humains. Cela peut nous paraître loin de nous, mais ce n’est pas si loin. La littérature juive traditionnelle appelle l’idolâtrie avodah zarah, ce qui signifie littéralement « travail dispersé ». C’est une explosion des énergies qui empêche de se centrer et de se con-centrer sur l’essentiel. Parfois, le progrès, la modernité peuvent devenir une forme d’avodah zarah, une fin en soi. Chaque fois que quelque chose qui devrait être un moyen devient une fin en soi, nous nous trouvons sur le seuil d’une avodah zarah, d’une dispersion de l’être humain. C’est pourquoi une vigilance constante s’impose, et la Loi juive est là, entre autres, pour nous soutenir constamment dans cette exigence de vigilance, d’où sa si grande importance.

Dans cette dispersion toujours latente, ce qui risque de nous manquer, c’est un centre, que nous appellerons Tzion. A la base, le mot Tzion signifie d’abord une marque ou un point de repère, bien avant de désigner la colline et ce lieu que nous connaissons bien. De ce mot dérive l’expression metsouyan. Dans la Haggadah de Pessah, on dit que les enfants d’Israël ont pu être libérés car ils étaient restés metsouyanim : ils avaient su garder des signes, des points de repère communs, ce qui les avait aidés à ne pas devenir mefouzarim, c’est-à-dire dispersés, otages de la avodah zarah, l’explosion.

Garder un centre est très difficile, notamment quand on avance, quand on fait un mouvement intérieur ou extérieur. Ça l’est moins quand on reste sur place. C’est pourquoi il me semble que dans la recherche d’un équilibre entre tradition et modernité, qui est propre à l’esprit d’un judaïsme moderniste (comme j’aime appeler toutes les formes du judaïsme qui se posent sérieusement le problème de la modernité), il est nécessaire de trouver ce qu’est le Tzion, notre Tzion, nos points de repère. Bien sûr, ces points de repère peuvent évoluer, comme cela a toujours été le cas. Mais certains, à mon avis, devraient rester au centre de notre expérience car ils ont toujours constitué pour notre peuple des points d’union et de ralliement.

L’adéquation à la modernité par contre ne devrait jamais se faire, de mon modeste point de vue, aux frais de notre riche patrimoine culturel et spirituel. Par exemple, un de ces points de repère est la pratique de l’hébreu qui est fondamentale. Il est très important que le judaïsme libéral mette l’accent sur la pratique et l’usage de l’hébreu, à tous les niveaux. Pour un peuple dispersé, il est important de savoir qu’un Juif qui se trouve à l’autre bout du monde peut retrouver les mêmes textes, la même prière, dite à peu près de la même façon, dans la même langue. Les livres de prières comportent désormais de très bonnes traductions, ce qui est extrêmement important ; cela devrait être suffisant pour aider à la compréhension ceux qui ne connaissent pas l’hébreu. Quelques passages chantés en phonétiques peuvent aider ces gens à participer aux chants collectifs. Mais nous ne devrions pas oublier que, si l’on peut éventuellement ne pas parler l’hébreu, il reste néanmoins LA langue des Juifs.

Nos repères, qui sont essentiellement des repères traditionnels, sont ceux qui nous donnent la possibilité de rentrer dans la modernité si nous sommes capables de les garder. Les pratiques religieuses sont aussi des points de repère. Le judaïsme libéral a eu tendance à laisser certaines pratiques de côté, mais il a su aussi les réintégrer, non sans difficultés, car les responsables religieux et non religieux du judaïsme libéral se sont bien rendu compte qu’il fallait ces points de repère sans lesquels les Juifs ne se retrouvaient plus. Cette tendance doit se poursuivre.

Ce que je dis ne puise pas ses racines dans l’amour de la tradition comme fin en soi. La tradition comporte aussi des dangers et des faiblesses. La tradition a des limites, elle peut aussi parfois être négative quand elle devient répétition stérile de gestes dont la signification n’est pas bien comprise, ou parfois pervertie. La tradition peut donc aussi devenir un mal. Il ne peut y avoir de tradition pour la tradition. La tradition doit être amour de la tradition, c’est-à-dire la faculté de conserver celle-ci et de lui donner vie. Le plus souvent, même quand les choses apparaissent dépassées, elles ne le sont pas vraiment. Revitaliser ce qui existe déjà donne aux Juifs d’aujourd’hui et de demain la capacité de circuler dans un judaïsme qui n’est pas simplement une fuite en avant, un oubli de ce qui a été.

Il faut aller au-delà des mots. Il faut être profondément hébreu, ivri, c'est-à-dire celui qui traverse, qui est de l’autre côté comme le patriarche Avraham, celui qui sait poser les questions incommodes à lui-même, aux autres, à Dieu. Celui qui sait revoir sa Weltanschauung, là où d’autres s’obstinent à répéter des choses par habitude ou parfois par tradition.

De mon point de vue, tout cela ne peut se faire que par le choix d’être totalement, et librement, ouverts sur le nouveau sur certains aspects, et d’être entièrement enracinés dans une vision traditionnelle sur d’autres points, sans peur de passer pour des rétrogrades ou des réactionnaires. Cette attitude pourrait être regardée comme peu cohérente, car les êtres humains préfèrent souvent des attitudes coupées au couteau, noir ou blanc, moderne ou traditionnel. C’est à nous tous de savoir ouvrir les portes de la compréhension en ce sens, car un judaïsme qui ne serait que traditionnel perdrait rapidement sa force et son actualité, mais un judaïsme trop résolument tourné vers le nouveau, trop en ligne avec les évolutions, parfois instables, de la société moderne, risquerait de perdre son rôle de point de stabilité, de Tzion, son rôle de racine à laquelle les Juifs peuvent s’accrocher sans crainte.

Or, la modernité a été souvent accompagnée d’une méfiance pour tout ce qui est ancien et traditionnel, ou perçu en tant que tel, car daté et peu en ligne avec les idéaux du progrès. C’est pourquoi nous ne pouvons pas être modernes, car la pensée postmoderne a bien montré la nécessité d’une nouvelle considération de l’individu et de la communauté. Une pensée postmoderne, consciente des limites et des dérives d’une sorte d’idolâtrie du nouveau, devrait être en mesure d’arriver à intégrer bien des choses qui font partie du passé, en leur redonnant de la valeur et du poids.

Il est vrai que cette tradition n’aura plus le même rôle que dans le passé, où elle était la seule source d’autorité. Si d’un côté, elle devrait être lue avec un regard nouveau, en aucun cas elle ne devrait être mise de côté. Sachant que l’« entre deux » que j’ai évoqué au début de ma présentation reste là, et qu’il est probablement la clé de tout ce processus. Nous ne pouvons pas être dans la tradition, cela ne nous permettrait pas de bouger, de renouveler notre langage. Nous ne pouvons pas non plus nous envoler dans la modernité en tournant le dos à la tradition, qui reste quand-même, il ne faut pas l’oublier, le système qui a permis à notre peuple de conserver son identité et son rôle pendant des siècles et des millénaires, malgré les difficultés.

Nous devons savoir être profondément Ivrim, être au-delà. Nous devrions défendre un judaïsme libéral où ‘libéral’ est écrit en petit et ‘judaïsme’ en grand. Car avant tout, nous sommes juifs. Face à la difficulté de garder notre peuple uni dans l’explosion de la société moderne, il nous faut trouver un langage commun qui nous permette de nous comprendre entre nous. Or il y a ici un problème. Nous avons souvent plus de facilité à dialoguer dans la modernité avec le monde non juif qu’à l’intérieur du monde juif. C’est une aberration. Une des conquêtes de la modernité, qu’il faut absolument conserver, est que nous reconnaissons dans d’autres cultures religieuses des points communs avec nous, qui nous donnent la possibilité d’avancer ensemble, tels « une seule épaule » (Tzéphania 3:9) avec nos frères d’autres religions. Nous marchons paradoxalement moins ensemble avec nos frères juifs. C’est un vrai problème. Que s’est-il passé ? Dans la modernité, l’individu, qui dans les sociétés anciennes était plutôt écrasé et n’avait pas d’épaisseur, est devenu le centre et la mesure de tout. La conscience individuelle, le sujet souverain dans une vision cartésienne sont devenus centraux. Mais quand on passe au-delà, quand on est ivri, le sujet ne peut plus être au centre de tout car il doit être connecté à une communauté, à un peuple, à un patrimoine collectif et partagé. Il doit trouver des points de repère qui soient communs.

L’histoire nous a bien montré à quel point tous les Juifs sont liés les uns aux autres, et à quel point il est important de trouver un chemin partagé qui n’éloigne pas excessivement les diverses formes du Judaïsme, car cela serait susceptible de créer des fossés entre les Juifs. Il ne s’agit pas de diminuer le pluralisme au sein de notre peuple, mais nous devons être prudents par rapport aux dangers de l’individualisme, à mon avis parfois excessif, qui est véhiculé par une certaine culture moderne. Quand on cherche un équilibre par rapport à ces forces dont j’ai parlé, il ne faudrait pas simplement choisir ce qu’on considère être juste dans l’absolu, ou selon nos critères, mais aussi se poser des questions sur le poids que certains choix pourraient avoir, à long terme, sur le collectif juif, le Kélal Israel, dont l’harmonie interne devrait rester une priorité de tout judaïsme authentiquement moderne.

Pour aller au-delà de la modernité, il faut que le judaïsme libéral trouve un langage dans lequel le partage est possible. Il faut parvenir à un langage commun à l’intérieur du judaïsme libéral, dans ses différentes formes, et avec d’autres formes du judaïsme, au moins celles qui sont compatibles avec la nôtre, c’est-à-dire avec les différentes expressions du judaïsme moderniste. Il faut poursuivre au maximum une intégration juive et retrouver le langage du peuple juif. Il ne s’agit pas là de nier l’importance d’un sain pluralisme juif, et humain, qui doit être sauvegardé et encouragé. Mais il s’agit bien de savoir être attentifs à ce que ce pluralisme ne se transforme en cacophonie. Pour utiliser un langage musical qui m’est cher, il faut que, en gardant la possibilité des dissonances, nous sachions conserver la possibilité de retrouver des points de repos, des cadences parfaites comme on dit en musique, car seule cette alternance entre dissonance et consonance engendre un équilibre positif et bénéfique.

 

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PESSA: SORTIS D'EGYPTE?

 

Il y a un passage, cité et commenté dans la Haggada, qui dit : « Et les Egyptiens nous firent du mal [vayaréou] …» (Deutéronome 26 :6)

Or, la racine du mot vayaréou, expression souvent traduite par « faire du mal », selon certains ne serait pas celle du mot rah, « mal », mais plutôt celle de réah, « ami », ou « proche », comme dans v’ahavta l’réaha camoha, « tu aimeras ton prochain [qui est] comme toi-même » (Levitique 19 :18).

Si on lit le passage dans ce sens, on pourrait comprendre qu’avant de passer à des manières plus violentes, les égyptiens auraient d’abord établi un contact doux et amical avec les hébreux, et ensuite ils auraient utilisé la relation construite avec eux pour mieux manipuler les Bnei Israël.

Nous avons une certaine idée de l’Egypte. L’esclavage, le fouet, les enfants jetés dans le Nil. L’Egypte dans notre imaginaire devient parfois le mal absolu, un mal qui vient d’ailleurs, et que nous subissons en tant que victimes. Quand on voit les choses de cette façon, il est facile de développer une image un peu manichéenne de la fête de Péssah. Mais, comme cette lecture le suggère, la perte de la liberté ne se manifeste pas toujours par l’imposition violente. Bien au contraire, facilement elle se produit dans la douceur et le confort de l’habitude. Les résultats, en termes de réduction en esclavage, sont les mêmes. Avec la différence que la perte de la liberté nous est parfois douce, nous rend la vie plus simple. Nous préférons parfois glisser doucement dans la dépendance, baisser la garde et nous laisser porter par les habitudes, qui finissent par nous dominer après avoir été si réconfortantes au début. La perte de la liberté ne passe pas toujours par la violence et l’abus, autrement ce serait paradoxalement plus facile d’en reconnaitre les signes. Parfois il n’ya rien de plus doux que la perte de la liberté, et de la responsabilité que la liberté comporte. Ce n’est pas par hasard si la génération qui sort d’Egypte passera une grande partie du temps dans le désert à rêver de retourner en Egypte. Avons-nous tellement changé ?

 

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REDOUTABLES FETES

 

Les grandes fêtes approchent, et il s’agit, comme toujours, d’un moment propice à la réflexion. Cette période si intense qui commence par Roch haChana et s’étend jusqu’à Yom Kippour est appelée traditionnellement Yamim Noraim, les jours redoutables. Pourquoi ce nom si sérieux et grave?

Pour répondre à cette question, il est fondamental de comprendre que le nom Roch haChana, qui en réalité dans la Torah est utilisé pour désigner Yom Kippour (cf Ezechiel 40:1), ne signifie pas vraiment « début de l’année », ce qui serait exprimé en hébreu par d’autres expressions, comme hathallat hachana, ou réchit hachana. D’ailleurs, Roch haChana n’est pas véritablement le début de l’année, car selon la Tora le mois de Tichri, où Roch haChana se situe, est le septième mois. Nous nous trouvons donc non pas à un début, mais à mi-chemin dans l’année, qui commence en réalité avec le mois de Nissan, mois du printemps, métaphore de la naissance. Le nom Roch haChana signifie en réalité « tête de l’année », et il est appliqué à ce moment de l’année car c’est bien une fois que l’on est arrivés à la moitié du chemin qu’on peut commencer à voir si notre façon de procéder est susceptible de donner des bons fruits ou pas. Car à ce moment nous sommes encore à temps pour corriger notre cap sur la base d’une réflexion mûre et d’un examen de conscience profond. C’est bien à la mi-temps d’un match que l’entraineur fait le point sérieusement avec ses joueurs sur la base de ce qui s’est passé!

Voilà donc que le nom « tête de l’année » prend tout son sens, car il s’agit de savoir juger notre façon de vivre, individuellement et collectivement, pour pouvoir canaliser nos énergies de façon plus efficace, sous peine d’arriver à la fin de l’année sans avoir rien conclu. Or cette perspective est réellement « redoutable », car dans cette éventualité cette année de vie supplémentaire qui nous aura été offerte n’aura pas servi à grande chose. La clé de cela est bien dans le niveau de réflexion que nous saurons développer en ce moment de l’année qu’y est consacré, d’où l’importance du nom « tête de l’année », car c’est à ce moment que nous sommes appelés à penser, et à nous penser, autrement. Et cela est d’autant plus urgent du moment que l’année n’en est pas à son commencement, mais plutôt à son milieu, avançant à grand pas vers ses dernières phases.

On comprend mieux cette idée à la lumières d’un célèbre désaccord talmudique entre deux Sages. Rabbi Yehochoua était convaincu que le monde avait était crée au mois de Nissan, au début du printemps, tandis que Rabbi Eliezer pensait que cela avait eu lieu à Tichri, début de l’automne [BT Roch haChana 10b-11a]. Or ces deux visions peuvent être lues comme étant complémentaires. Si l’image d’une création printanière nous parle peut-être plus car elle évoque une image de naissance et de renouveau absolu, celle d’une création automnale, au portes de l’hiver, où la nature presque s’endort et se flétrit, suggère moins d’optimisme, mais plus de réalisme et d’équilibre. L’état de virginité typique d’une naissance ne fait pas partie de cette image, qui est plutôt une image de maturité. Or cette maturité est plutôt typique d’un temps qui n’est pas un temps de début, mais qui approche les dernières phases d’une vie. Pour continuer la métaphore sportive, il s’agirait plutôt des dernières phases d’un match, où l’on peut encore faire quelque chose pour en changer, ne serait-ce qu’un peu, le résultat final. Le sens de cette période n’est donc pas forcement dans la recherche d’un renouveau total, ce qui correspondrait à une sorte de renaissance, mais plutôt dans la possibilité de développer un nouveau regard sur le sens de l’existence à la lumière de l’expérience du vécu et de la maturité que ce vécu est censé avoir engendré. Sachant qu’à chaque année le temps qui nous reste diminue, ce qui rend cette réflexion grave et cette période authentiquement redoutable.

 

Cette dense réflexion a une dimension individuelle, où chacun doit chercher les aspect sur lesquels il est approprié de se pencher pour faire le point, mais aussi une dimension collective. Par rapport à cette dernière, nous vivons aujourd’hui des moments difficiles, et des sujets graves devraient occuper notre Roch, nos têtes et nos pensées. D’un côté, une vie en Diaspora de plus en plus difficile voire dangereuse, notamment en France. Mais, d’autre côté, nous assistons aussi à des dérives à l’intérieur même du Judaïsme, et à des expressions de violence extrémiste que le Judaïsme a toujours su contenir grâce à une lecture modérée des textes et des traditions. Il est de notre devoir à nous tous de lutter contre ces excès qui ont conduit récemment à des crimes gravissimes (je fais référence bien sûr aux attaques meurtrières portées contre des personnes lors de la Gay Pride à Jérusalem, et contre une famille palestinienne dont l’enfant est mort dans l’incendie criminel de sa maison). Même si ces faits sont engendrés par des groupes très isolés, il est de notre devoir de lutter tenacement contre toute xénophobie existante dans notre communauté, aussi bien en Diaspora qu’en Israël, et de travailler au développement d’un Judaïsme d’ouverture, de générosité et de partage.

Nous avons tous, individuellement et collectivement, du travail à faire concernant ces sujets, qui sont, c’est bien le cas de le dire, absolument redoutables. Car le Judaïsme de l’avenir ressemblera à ce que nous en faisons aujourd’hui, et dépendra de la qualité du message que nous saurons transmettre à nos jeunes ainsi qu’au monde non juif avec qui nous sommes appelés à échanger de façon constante et constructive.

 

Je souhaite à chacun d’entre nous de pouvoir vivre un Roch haChana où la tête fasse son devoir, et qui puisse constituer donc une correction efficace dans notre cheminement, car qui pourrait dire d’être sur un chemin tellement bon au point de ne pas nécessiter d’être repensé et reconçu?

 

A vous tous ainsi qu’à vos familles, Chana Tova ouMétouka. Une continuation d’année douce, sereine, et qui soit fruit d’une pensée responsable.

 

 

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LE TRONC ET LES RAMEAUX (Sidra VaiHi)

 

Dans le chapitre 49 du livre de la Genèse, nous lisons qu’avant de mourir le patriarche Yaâcov invite ses enfants à se réunir pour qu’il les bénisse. La bénédiction est prononcée devant tous les enfants réunis, mais elle se concentre sur chacun d’eux. Cet acte est puissant et hautement symbolique. Jusqu’à ce moment le projet d’ Avraham avait avancé par l’exclusion de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, n’étaient pas à la hauteur. C’est le cas de Ichmaël, exclu au profit de Itzhak, et de Essav, qui est supplanté par Yaâcov. Les enfants de ce dernier se livrent donc à un conflit, chacun avec ses armes, pour montrer leur capacité d’assurer le leadership du groupe. Chiméon et Lévi utilisent l’épée, exterminant le clan de Chékhem qui avait abusé de Dina, la fille de Yaâcov. Par cela ils ont montré leur capacité militaire et stratégique, qui pourrait assurer la sécurité du groupe hébreu. Réouven vit avec Bilha, la concubine du père, une façon très classique dans le monde antique pour montrer que le rôle du chef lui sera transmis. Yehouda intercède avec Yoseph, montrant des qualités d’humanité et de diplomatie qui engendreront la réunion de la famille. Cette aptitude à la relation lui vaudra une sorte de droit d’aînesse, car les rois d’Israël seront de la tribu de Yehouda, comme Yaâcov l’annonce dans sa bénédiction.

Mais ce qui compte le plus est que personne n’est exclu de la bénédiction de Yaâcov. Le vieux patriarche parle très durement à ceux qui ont utilisé des moyens incorrects pour s’affirmer, comme Chiméon, Lévi, ou Réouven. Il condamne leurs actes, dépouille Réouven de son droit de premier né, mais refuse d’élire quiconque comme son héritier spirituel exclusif. Cet acte de Yaâcov clôt le livre de la Genèse, le livre de la Création, ce qui symboliquement signifie qu’à ce moment-là, et pas avant, la création est en quelque sorte complétée. Car à ce moment-là, par la renonciation à l’exclusion de certains et par l’inclusion de tous, Israël naît en tant que peuple. A partir de ce moment, le peuple d’Israël est digne de ce nom, quand il est capable de maintenir en son sein ses différentes âmes, avec leurs forces et leurs faiblesses. Il est intéressant de remarquer que le terme Chévet, qui normalement est traduit par « tribu », est utilisé pour la première fois dans notre passage [Genèse 49:16 ; ibid. 49:28]. Ce mot décrit normalement un rameau. Puisque les chefs de tribu conduisaient leur groupe tenant un bâton, le terme a fini par désigner une tribu. Mais l’idée de rameau reste fondamentale. Chaque groupe du peuple d’Israël est un rameau d’un arbre, le tronc d’Israël, qui a besoin de la sève et de l’énergie de tous ses rameaux pour pouvoir croitre harmonieusement.

 

contact: ravcipriani@gmail.com

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